18

« Notre valeur est plus grande que celle des adversaires qui nous dépassent et nous dépasseront toujours en nombre. Notre valeur est plus grande parce que notre sang nous permet d’inventer plus que les autres, d’être de meilleurs chefs. Nous devons bien comprendre que les prochaines décennies verront un combat menant à l’extermination des races inférieures qui défient l’Allemagne, car l’Allemagne est le berceau de la race nordique, seule détentrice du pur héritage de l’humanité. »

 

Heinrich Himmler

 

La vision de Steadman se focalisa peu à peu sur le sol qui défilait sous lui. Il était encore à demi groggy des coups reçus.

Il se rendit compte qu’on le traînait le long d’un couloir. Deux hommes le tenaient par les aisselles et ses pieds raclaient le sol derrière lui. Il tourna la tête et reconnut la voix : c’était celle de Griggs.

— Il a repris connaissance. Il peut marcher.

On le remit debout et il se retrouva face à Pope.

— Je suis très heureux que vous soyez de nouveau des nôtres, Harry, bien que je doute que vous partagiez cet avis dans un proche avenir.

— Allez vous faire foutre, grogna-t-il en secouant la tête pour chasser ses vertiges.

Griggs et Booth l’empêchèrent de perdre l’équilibre.

— Ah, toujours cette même arrogance, commenta Pope. Je pourrais presque vous admirer si vous ne montriez pas un tel entêtement dans l’erreur.

— Non, Pope, c’est vous qui vous entêtez dans l’erreur en croyant que vos rêves se réaliseront.

Steadman réussit à retrouver un semblant d’équilibre mais il était toujours maintenu rudement au niveau des bras.

Le gros homme eut un petit rire.

— Voyez-le comme ça si vous le voulez, Harry, dit-il sans sourire. Ça ne changera rien.

Ils continuèrent d’avancer dans le couloir et Steadman remarqua la décoration singulière des murs. Les pierres en étaient d’un gris sombre et des tapisseries étaient tendues entre les portes. Celles-ci étaient de chêne massif sculpté, avec des clenches en fer forgé. Les motifs des portes ressemblaient à des armures, chacune incrustée sur le plastron d’une plaque de pierre gravé, mais Steadman était encore trop étourdi pour en avoir la certitude.

Ils atteignirent une sorte de balcon surplombant une grande salle plongée dans une pénombre relative. Ils s’arrêtèrent en haut d’un majestueux escalier de pierre et les yeux de Steadman s’écarquillèrent devant la scène qu’il découvrait. Quelque part dans son esprit embrumé un signal d’alarme se déclencha.

L’immense pièce était décorée dans le style des anciennes salles de banquets, le sol couvert de tapis somptueux, les murs ornés de lourdes tapisseries, d’épais rideaux masquant les fenêtres. De grands cierges noirs étaient alignés autour de la pièce de façon à former le dessin d’une pointe de lance. L’effet était saisissant. Leurs flammes et le feu qui grondait derrière le dais cachant une cavité constituaient tout l’éclairage des lieux.

Au centre de la salle était disposée une très longue table de chêne entourée de chaises à haut dossier.

Chacune avait au dos une plaque métallique, et toutes étaient occupées sauf deux. Les convives s’étaient tournés vers les arrivants et regardaient fixement le détective.

Une silhouette se leva, à un bout de la table devant le dais. Steadman reconnut Gant.

— Bienvenue à notre Wewelsburg, lança-t-il d’une voix teintée de colère. Faites-le venir ici !

Steadman fut violemment poussé en avant et il essaya de se retenir à la balustrade pour ne pas plonger dans l’escalier. Mais il ne parvint qu’à limiter sa chute : il lâcha prise, descendit en titubant quelques marches et finit par rouler jusqu’en bas. Presque aussitôt on le releva sans ménagement. Il repoussa les mains qui le tenaient.

— Il semblerait que Kristina ait échoué dans sa tâche...

La voix de Gant était froide, sans plus aucune ironie.

— Vous pensiez vraiment que je me laisserais séduire par cette... chose ? cracha l’enquêteur.

— Son pouvoir est mental, Mr. Steadman. Oui, je suis surpris que vous lui ayez résisté. Apparemment elle a encore beaucoup à apprendre de son mystagogue, le Dr Scheuer.

Gant fit un geste et une chaise fut amenée et disposée à un mètre en retrait de la table. Griggs et Booth forcèrent Steadman à s’y asseoir. D’où il était, il pouvait voir le visage de chacun des Thulistes attablés. Il eut le temps de remarquer les gardes armés de pistolets-mitrailleurs et placés dans la pénombre, près des murs, à intervalles réguliers, avant de croiser le regard halluciné d’Edward Gant. Le marchand d’armes avait remis sa prothèse nasale et ressemblait au moins à un être humain. Il était vêtu d’un costume sombre sur une chemise blanche et une cravate. Steadman s’en étonna presque. Dans l’ambiance médiévale de la pièce, il aurait mieux imaginé les Thulistes habillés de grandes capes ou d’atours moyenâgeux.

Devant chacun, sur la table, était posée une dague, et il vit à plusieurs mains gauches la même chevalière massive, au motif bizarre. Les invités qu’il avait rencontrés plus tôt étaient là, ainsi que d’autres personnalités dont il connaissait le visage par les médias. Recroquevillé sur sa chaise, le Dr Scheuer paraissait encore plus petit et fragile dans ce décor grandiose. Bien qu’il ne vît toujours pas ses prunelles noyées dans l’ombre, Steadman sentit le poids de son regard sur lui. Un instant, il fut distrait de son observation par l’arrivée de Pope qui s’assit sans grâce à sa place.

— Vous êtes un privilégié, Mr. Steadman, dit Gant, et sa voix résonna dans la salle.

— Privilégié ? De participer à cette mascarade ?

— D’être un des rares étrangers à visiter le Wewelsburg.

— Je suis confus de gratitude, grinça Steadman.

— Ne vous moquez pas de nous Mr. Steadman ! tonna Gant en jouant avec sa dague. Votre mort sera assez pénible, ne cherchez pas à la rendre abominable. Vous avez le privilège d’être ici, dans l’exacte réplique de la forteresse que le Reichsführer s’était fait construire en Westphalie, un sanctuaire consacré aux Chevaliers Teutoniques. Seule une poignée d’homme, douze pour être précis, étaient autorisés à visiter le domaine d’Himmler, et tous était des officiers supérieurs SS. Là, ils méditaient sur leurs origines nordiques. Chacun avait sa chambre attitrée et chaque chambre était dédiée à une des grandes figures de notre passé comme Otton le Grand, Henri l’Oiseleur, Frédéric Hohenstaufen, Philippe de Souabe ou Conrad IV. La chambre du Reichsführer était décorée en l’honneur de Henri Ier, celle d’Adolf Hitler en celui de Frédéric Barberousse. Mais Hitler refusa toujours de venir au Wewelsburg ! Il tourna le dos aux puissances qui avaient aidé son ascension. Il défendit même à Himmler de déposer la Sainte Lance dans son sanctuaire naturel ! Et c’est pour cette raison qu’il finit par échouer dans ses desseins, Mr. Steadman : parce qu’à la fin de son existence, Hitler ne possédait plus la Sainte Lance... Himmler la lui avait prise !

Le marchand d’armes se retourna à demi sur sa chaise et désigna le petit autel d’un geste emphatique.

— Et depuis nous veillons sur elle !

Steadman vit alors la mallette de cuir posée sur la petite estrade et il devina son contenu sans douter de son authenticité. Ainsi la Sainte Lance existait bien...

Gant leva les yeux vers le balcon et sourit mécaniquement.

— Descendez, Kristina. Venez-vous joindre à nous. Vous avez échoué, mais ce fut aussi le cas de la vraie Kundry. Cela est de peu d’importance à présent : notre triomphe est assuré.

Steadman entendit des pas sur les marches de pierre dans son dos, puis l’homme-femme passa à côté de lui. Son visage était tuméfié là où il l’avait frappé, rendant son étrange beauté presque obscène. L’androgyne s’assit derrière le Dr Scheuer.

Le vieil homme l’ignora et ne cessa pas un instant de fixer Steadman de ces orbites qu’on aurait crues vides.

Le major Brannigan émergea à cet instant de la pénombre. La haine déformait ses traits. Il se dirigea droit vers Steadman et sa main se posa sur la crosse de l’arme d’ordonnance à sa ceinture.

— Major !

Brannigan s’arrêta net au ton sec de Gant.

— Allez attendre notre dernier invité dehors, major Brannigan. Et emmenez vos hommes avec vous. Nous n’avons pas besoin d’eux ici.

— Mais... Et Steadman ? répliqua le major, sans cacher sa frustration. Vous savez qu’il est dangereux...

— Je suis certain que Mr. Griggs et Mr. Booth sauraient calmer Mr. Steadman s’il devenait... agité. Maintenant allez à l’aire de l’hélicoptère. Notre invité devrait arriver très bientôt, et je ne veux pas qu’il attende.

Furieux mais obéissant, Brannigan fit demi-tour et d’un signe ordonna aux gardes de le suivre. Ils sortirent en un groupe compact.

— Veuillez excuser le major, Mr. Steadman, dit Gant. Il est jaloux à la folie dès que Kristina est concernée. Plutôt pathétique, un tel attachement, ne trouvez-vous pas ?

L’hermaphrodite releva la tête et posa sur Gant un regard brûlant. Mais le marchand d’armes ne parut pas autrement impressionné.

— Malheureusement, reprit-il d’une voix suave, elle est de la plus grande importance pour notre cause. Un jour elle remplacera le Dr Scheuer. La santé de notre cher médium n’est pas des meilleures et j’ai bien peur qu’il ne reste plus très longtemps dans notre monde. Mais je crois que l’autre lui plaira beaucoup plus...

Gant conclut sa tirade avec un sourire chaleureux à l’intention de Scheuer.

— Ne pensez-vous pas que nous devrions commencer, Edward ?’fit Sir James Oaks.

— C’est mon avis aussi, ajouta Talgholm, et quelques autres marmonnèrent leur approbation. Le temps nous est compté, Edward. Le missile sera bientôt tiré.

— Messieurs, nous avons tout le temps. Notre compagnon américain a exprimé le désir d’être parmi nous, et nous nous devons de lui faire cette faveur. Vous savez tous combien il est nécessaire à la cause...

Gant leva une main pour museler les protestations, mais comme les murmures persistaient il frappa du poing sur la table.

— Suffit ! cria-t-il. Avez-vous oublié ce qui doit se passer ce soir ? L’atmosphère ne doit pas être perturbée pour le Dr Scheuer !

Tous se turent, et après quelques secondes Gant eut un sourire bref.

— Il y a trop de tension dans l’air, dit-il à Steadman sur un ton d’explication. Les membres du conseil sont... comment dire ? Très énervés.

— Ils sont aussi cinglés que vous, Gant, déclara Steadman négligemment.

— Bien sûr... Et vous êtes la seule personne saine d’esprit dans cette salle ? (La moquerie luisait de nouveau dans les yeux du marchand d’armes.) Je me demande si vous aurez encore toute votre raison au moment de mourir...

L’esprit de Steadman travaillait furieusement. Que faisaient Sexton et Steve ? S’ils avaient échoué à convaincre les autorités, ou si les hommes de Gant les avaient capturés à Guildford... ils représentaient sa seule chance, et à présent elle lui paraissait bien faible.

— Très bien, Gant, fit-il. J’aimerais en savoir plus sur votre organisation. Vous vous présentez Thulistes, mais je croyais que ce genre de sociétés avait été anéanti en Allemagne après la guerre ?

— Seuls les individus sont anéantis dans les guerres, pas les idéaux. Et certains d’entre nous ont survécu pour faire renaître ces idéaux.

— Vous étiez en Allemagne durant la dernière guerre ?

Gant parut beaucoup se divertir de l’ébahissement du détective.

— Oh oui ! gloussa-t-il. Je n’étais pas un soldat ordinaire, mais j’ai servi le Reich d’une façon plus particulière qu’au feu... Je vous ai déjà dit comment Hitler nous avait rejetés et comment, à cause de sa folie, le pouvoir de la Société de Thulé était revenu au Reichsführer Heinrich Himmler. Grâce à des plans soigneusement élaborés bien avant la fin de la guerre, Herr Himmler et moi avons réussi à échapper aux griffes des Alliés...

 

Les quatre hommes se hâtaient en file indienne dans le champ, et leurs pieds s’enfonçaient dans la boue à chaque pas. Leur souffle était court, en particulier celui du troisième homme. Cette partie du pays était calme, et l’on entendait à peine le bruit de la canonnade loin derrière eux. Pourtant ils ne ralentissaient pas, car ils se savaient près de la liberté, près de Kiel où les attendait le bateau.

Ils avaient échappé sans encombre à la 9e Armée US en troquant leur grosse Mercedes blindée contre une Volkswagen beaucoup plus discrète. La petite voiture leur avait permis de couvrir une distance considérable en passant par les routes secondaires, car les autoroutes étaient trop fréquentées. Ils ne voyageaient que lorsque les conditions leur paraissaient propices. En cas contraire, ils cachaient la voiture dans les bois ou derrière des ruines d’habitations et attendaient. Mais, à présent, ils devaient poursuivre à pied car dans leur hâte, ils avaient omis d’emporter des jerricans d’essence. C’était peut-être pour le mieux, avait dit le colonel SS von Kôhner. Ils avaient pris assez de risques en voiture.

Le troisième homme trébucha soudain et posa un genou à terre. Von Kôhner le saisit aussitôt sous l’aisselle et l’aida doucement à se relever, lui proposant de porter la mallette de cuir usé. Mais Himmler secoua la tête et ils reprirent leur traversée du champ, sans jamais cesser de surveiller les alentours.

Depuis leur départ, Heinrich Himmler avait refusé de se séparer ne fût-ce qu’un instant de la mallette contenant l’antique fer de lance. Les autres  – le Reichskriminal-direktor Mueller, Erik Gantzer et le colonel SS von Kôhner  – portaient sur eux l’argent et les bijoux qui assureraient leur fuite, ainsi bien sûr que certains documents relatant les compromissions de compatriotes influents mais aussi de personnalités étrangères. Par malheur, ils n’avaient pu se charger que des plus importants, ceux qui pourraient être utilisés plus tard. Ses trois compagnons s’étaient partagé le transport de ces dossiers, mais le Reichsführer seul avait eu le droit de toucher la mallette.

Ils portaient tous quatre des tenues civiles. Himmler, Mueller et Kôhner s’étaient débarrassés de leur uniforme dès le début de leur fuite ; Erik Gantzer, lui, n’était de toute façon pas militaire. Un homme très singulier, ce Erik Gantzer, se dit Himmler en observant la haute silhouette devant lui. Son grand-père, Otto Gantzer, avait travaillé pendant des années comme maître-armurier à la Manufacture d’Armes royale de Prusse de Spandau avant de s’établir à son compte dans la ville portuaire de Rostok. Son fils Ernst avait repris l’atelier et l’avait développé. Il avait diversifié et amélioré les armes qu’il produisait. Après des études brillantes, son fils Erik avait lui-même suivi une formation complète d’armurier chez Suhl et Zella-Mehlis, continuant la tradition familiale à la mort de son père. Exempté de service actif dans l’armée à cause de son immense contribution à l’effort de guerre, Erik Gantzer avait été le principal artisan de l’introduction de Hitler dans la Thule Gesellschaft, société secrète dont il était un membre éminent. Il s’était montré extrêmement utile, un homme jeune sans états dame qui ne combattait que pour l’avenir de la race aryenne. Un vrai Allemand que Hitler avait fini par décevoir et qui avait alors prêté allégeance au Reichsführer. Et maintenant, alors que leur patrie bien-aimée était en ruines, il voulait continuer à le servir. C’était grâce à ses contacts qu’ils pourraient fuir et survivre, et son intelligence assurerait la pérennité de la cause. Il avait lui-même défini l’itinéraire et les moyens de leur fuite, établissant les relais et les caches nécessaires bien avant que la défaite allemande ne soit inévitable. Il avait refusé d’emprunter les filières nazies en place, avait mis en garde Himmler contre toute tractation avec les Alliés et avait répété cent fois que rien n’était perdu et qu’une aube nouvelle se lèverait un jour pour la cause, mais que cette renaissance devrait être préparée avec plus de subtilité, plus de précautions...

De Kiel, le bateau devait les emmener à travers le Kieler Bucht de nuit, puis jusqu’à Ebeltoft au Danemark. De là ils s’enfonceraient dans les terres et rejoindraient un petit aérodrome privé appartenant à un ami de Gantzer. Un avion les déposerait en Islande où ils attendraient que le monde se préoccupe de sujets plus pressants que la chasse aux nazis. Alors ils iraient au Canada, puis passeraient aux États-Unis avant de terminer ce périple par une destination d’une délicieuse ironie : l’Angleterre. Un sourire amer tordit les lèvres de Himmler à cette pensée et, s’il en avait eu le souffle, il aurait ri à gorge déployée. Pas d’Amérique du Sud pour Heinrich Himmler, non ! Il la laissait aux Bormann et autres Mengele !

Soudain, une douleur terrible le plia en deux et, une fois de plus, le colonel Köhner l’aida. Himmler le repoussa avec humeur. Il lui était reconnaissant de son attention mais voulait ainsi lui montrer que ce n’était rien de grave. Franz von Köhner : un autre homme de valeur ! Un vrai Allemand, dévoué à la cause. C’est lui qui avait remplacé la Sainte Lance par la copie que Himmler avait fait exécuter avant même l’annexion de l’Autriche. Et jamais Hitler ne s’était rendu compte de la supercherie ! Lui, Himmler, avait conservé pieusement la relique au Wewelsburg, sa forteresse de Paperdorn, en Westphalie, devenue très vite le nouveau sanctuaire des Chevaliers Teutoniques.

Malgré la souffrance, Himmler sourit. Von Köhner l’avait bien servi, tout comme Heinz Hintzinger, ce caporal de la Feldpolizei qui était son jumeau parfait. Quand il avait été évident que l’Allemagne perdrait la guerre, la chasse aux sosies était devenue une véritable compétition chez les dignitaires nazis. La plupart ne recherchaient un double que par lâcheté devant le sort qui les attendait. Pour Himmler, c’était différent : maintenant que le Führer avait perdu l’esprit, quelqu’un devait reprendre le flambeau pour que la cause renaisse de ses cendres, comme le phénix. Et il serait celui-là.

Plusieurs hommes lui ressemblaient autant que Hintzinger, mais il l’avait choisi parce que le caporal était prêt à mourir pour son Reichsführer. Il avait été envoyé avec une escorte qui croyait accompagner le véritable Himmler. Et il ne faisait aucun doute qu’une fois pris il croquerait la pilule de cyanure coincée dans sa bouche.

Cette fois, Himmler tomba à genoux. Il fallait qu’il se repose, juste quelques minutes. Les trois autres l’entourèrent, mais il les chassa avec irritation. Qu’ils aillent plutôt voir s’il n’y avait aucun danger au bout du champ Von Köhner resterait avec lui.

Mueller et Gantzer s’éloignèrent à regret vers l’autre extrémité du champ, tandis que von Kôhner s’accroupissait auprès de Himmler.

Il aurait aimé que Kerston, le masseur-magnétiseur, soit là pour soulager instantanément les douleurs du Reichsführer de ce fluide étrange qui émanait de ses doigts...

L’explosion fit vibrer le sol sous leurs pieds et une pluie de mottes de terre et de pierres s’abattit sur eux malgré la distance.

Ils se précipitèrent vers les deux corps. L’un d’eux avait dû marcher sur une mine ou un obus non explosé. Celui-là (Gantzer ? Mueller ?) était mort, à n’en pas douter.

L’homme qui bougeait encore était Erik Gantzer, mais ils ne le reconnurent que par ses vêtements lacérés. Son visage, ou plutôt ce qu’il en restait en sang était horrible à voir. Les genoux ramenés contre la poitrine, les mains entre les cuisses il se tenait l’entrejambe en grognant. Du sang jaillissait du centre de son visage, là où aurait dû se trouver son nez. ‘

L’estomac de Himmler n’était pas aussi solide que celui du colonel SS. Il devint livide et se pencha en avant. C’est alors qu’il vit les deux pieds sectionnés devant lui. Les pieds de Mueller, dont un portait encore sa botte. Himmler tomba à genoux une nouvelle fois, lâcha la précieuse mallette de cuir et vomit à longs traits. Tout son corps frémissait sous la crispation interne qui lui brûlait les entrailles.

Il vit Kôhner s’approcher du corps prostré de Gantzer, sortir de sous sa veste son Luger et en pointer le canon sur la tempe du blessé. Himmler comprit alors que le colonel SS avait l’intention d’achever Gantzer. Non ! S’il restait une chance, même minime, de le sauver, il fallait la saisir ! Sur les coudes et les genoux le Reichsführer approcha de Kôhner et, malgré sa douleur, se releva à temps pour saisir le poignet tenant l’arme et le détourner. Le SS ne pressa jamais la détente, mais quand il contempla le corps immobile et défiguré de Gantzer devant lui, Himmler se demanda s’il n’aurait pas dû être plus miséricordieux...

 

— Mais Himmler a été capturé ! Il a été formellement identifié avant de se suicider.

Gant éclata d’un rire qui sonna lugubrement dans la grande salle.

— C’était un autre homme, un sosie. Un bon Allemand prêt à se sacrifier pour son Reichsführer. Bien sûr, sa famille aurait souffert si son courage l’avait trahi au dernier moment. Heureusement, ce ne fut pas nécessaire.

— Mais on a examiné le corps, non ? Ils n’ont pas pu se satisfaire d’une simple ressemblance physique ? Ils ont dû procéder à une identification plus poussée !

— Imaginez le chaos qui régnait alors, Mr. Steadman ! des milliers, des millions de réfugiés en exode ! Avez-vous idée du nombre d’Allemands qui ont été pris pour Himmler, Goebbels, Göring ou Bormann ? Ou même Hitler ? Lorsqu’ils en trouvaient un qui avouait être un haut dignitaire nazi et qui lui ressemblait exactement une fois son déguisement de fuyard enlevé, croyez-vous que les Alliés se posaient beaucoup de questions ou vérifiaient tous les détails ? Non, bien sûr. Et quand le chaos s’est un peu résorbé, il était trop tard. Le corps du supposé Reichsführer avait été enterré depuis longtemps dans un endroit sans aucune marque distinctive. Croyez-moi, les suites d’un conflit sont beaucoup plus complexes qu’un plan de campagne. Les pays se disputent comme des loups à la curée les territoires à annexer sur les vaincus. Dans de telles circonstances, les erreurs d’identité ne sont pas rares, surtout si elles sont habilement provoquées.

— Mais où aurait pu aller quelqu’un comme Himmler ? Il aurait été reconnu !

— Vous oubliez le physique très quelconque de notre leader, ceci dit sans aucun irrespect, car c’était chez lui une admirable dichotomie. C’était un des plus grands héros de l’histoire allemande, et pourtant son apparence était presque insignifiante...

— J’ai lu quelque part qu’il avait tout de l’obscur employé aux écritures, lâcha le détective avec hargne.

— Tout à fait, Mr. Steadman, répondit Gant comme s’il s’agissait là d’un compliment. Un employé aux écritures avec dans les veines le plus pur sang nordique.

— Donc c’est la banalité de son apparence qui lui a permis de fuir ?

— Et de vivre dans un autre pays, oui. Le plus sûr : ici même, Mr. Steadman. En Angleterre.

Stupéfait, le détective regarda les visages narquois tournés vers lui.

— Mais c’est impossible !

— Immédiatement après la guerre, oui. Bien que nous ayons eu ici de nombreux sympathisants à la cause, dont certains Thulistes qui furent internés pendant le conflit. Par la suite nous nous méfiâmes d’eux. Non, notre première étape fut le Danemark. Ce n’était pas dans notre plan, mais nous y restâmes cachés plusieurs mois. Pendant notre fuite vers Kiel, une bombe avait explosé sous nos pieds, tuant Mueller et me blessant très grièvement. Le colonel SS Kôhner  – oui, le père de cet imbécile dont vous vous êtes débarrassé la nuit dernière  – nous accompagnait, et il voulut m’achever, mais le Reichsführer s’y opposa. Nous restâmes donc terrés au Danemark jusqu’à ce que je sois en état de voyager. Alors nous prîmes un avion pour l’Islande avant de passer au Canada, quelques années plus tard. Nous attendîmes sept ans avant d’oser entrer aux États-Unis. Nos contacts aux USA comme en Angleterre avaient été renouvelés entre-temps, et le mouvement recommençait à se développer. Nous sommes restés silencieux toutes ces années pour des raisons évidentes, et nous avons laissé les partis nationalistes les plus vulgaires attirer l’attention à notre place. Depuis le revers de 1945, nous avons utilisé l’infiltration et le noyautage pour nous positionner.

— Vous qualifiez la Deuxième Guerre mondiale de simple « revers » ?

— Oui, Mr. Steadman. Rien de plus !

Un silence tendu s’était établi autour de la table, comme si chacun mettait le détective au défi de nier l’affirmation de Gant. Steadman haussa les épaules.

— Donc Himmler a survécu durant toutes ces années ?

Gand acquiesça gravement.

— Oui. Le colonel von Kôhner est mort en 1951 alors que nous étions encore au Canada. Un arrêt cardiaque. Avant de décéder il nous avait fait promettre de retrouver le jeune fils qu’il avait laissé en Allemagne et de l’éduquer dans le respect des principes de son père. Nous avons en effet retrouvé le jeune Félix, lequel nous a suivis sans problème car l’Allemagne n’avait rien à lui offrir. La femme de von Kôhner était morte peu après la guerre et leur fils avait été confié à des parents éloignés. Ils acceptèrent qu’il nous rejoigne ici car ils étaient pauvres. Félix est entré parmi nous à l’âge de vingt et un ans.

— Quand... Quand êtes-vous arrivés en Angleterre, vous et Himmler ?

Le sourire de Gant fit presque frémir le détective.

— En 1963, Mr. Steadman. Une date historique.

Les autres Thulistes approuvèrent avec des hochements de tête satisfaits.

— Il était déjà très malade. Les douleurs stomacales qui l’avaient torturé toute sa vie avaient beaucoup atteint sa santé...

Steadman était tellement effaré à l’idée que l’infâme boucher nazi ait pu vivre tranquillement en Angleterre qu’il rata ce que disait Gant. Quand il reprit le fil de son discours, le marchand d’armes parlait de son mariage aux États-Unis.

— Louise était une femme extraordinaire. Issue d’une famille très riche du Sud profond, elle avait les mêmes idéaux que les nôtres. Je crois que jamais elle ne comprit la véritable force de nos ambitions, pas plus que l’identité réelle du « vieil ami » que nous hébergions. Elle s’est certainement douté qu’il s’agissait d’un nazi, car elle savait que j’en avais été un, mais je ne pense pas qu’elle ait jamais soupçonné son nom. Louise vivait pour nos idéaux, et elle offrit une bonne part de sa fortune pour leur permettre de germer. Par malheur, un accident de la circulation nous l’enleva avant qu’elle ne puisse voir les premiers résultats de nos efforts.

Un bruit de rotors allant crescendo attira soudain l’attention de tous.

— Ah, on dirait que notre douzième membre arrive, déclara Gant.

— Le moment est venu ! s’écria Lord Ewing, le magnat de la presse, et d’autres Thulistes approuvèrent avec des exclamations nerveuses.

— Pas encore, rétorqua Gant d’un ton tranchant. Vous savez tous comment cela doit avoir lieu.

Les Thulistes se calmèrent aussitôt, et Steadman fut éberlué de l’autorité de Gant sur des gens aussi puissants.

— Dites-moi, fit-il avec un calme qu’il était loin de ressentir, où a vécu Himmler en Angleterre ?

— Toujours dans cette région, Mr. Steadman. Il était fasciné par les légendes arthuriennes. Les Chevaliers de la Table Ronde ne sont qu’une extrapolation des Chevaliers Teutoniques, et c’est dans cette région que sont situées la plupart de leurs actions. Il a été vraiment ravi quand j’ai fait édifier ici cette reproduction de son Wewelsburg. A cette époque, la Thule Gesellschaft était devenue une organisation très riche. J’avais créé une fabrique d’armements grâce à l’héritage laissé par ma femme, mais aussi avec les donations très importantes de nos membres secrets. De plus, quand nous sommes partis d’Allemagne nous avions emporté quelques dossiers compromettants sur des dignitaires allemands et étrangers. Ils nous ont permis d’obtenir des fonds quasi illimités, sans parler des portes qui se sont ouvertes pour nous...

Gant avait prononcé ces paroles d’un air affable, et il sourit en regardant tous les Thulistes attablés. Steadman comprit alors le rôle qu’avait joué le chantage dans la reconstruction de la Société de Thulé.

— Dans ses derniers temps, le Reichsführer souffrait beaucoup, mais il était très heureux, poursuivit le vendeur d’armes. Il savait que cette fois nous étions sur la voie du succès.

— Il est mort ici ? demanda Steadman, espérant presque un démenti tant la présence du nazi planait sur les lieux.

— Oui, Mr. Steadman. Du moins dans un certain sens. Il avait soixante-cinq ans lorsque le cancer l’a emporté. Mais si son corps l’a trahi, son esprit est resté fidèle à l’achèvement de la cause. Un an après son décès il nous a envoyé quelqu’un. (Gant se tourna vers le vieux médecin.) Le Dr Scheuer était spirite en Autriche. Le Reichsführer a choisi Herr Doktor pour être son intermédiaire.

Des pas résonnèrent en dehors de la salle, puis une porte s’ouvrit dans la pénombre qui baignait les murs et une silhouette imposante avança d’une allure martiale vers eux, suivie du major Brannigan.

— Bonsoir, Messieurs.

L’accent était indubitablement américain et, quand l’arrivant entra dans la lueur des bougies, Steadman retint un grognement de surprise. Les Thulistes se levèrent pour le saluer tandis qu’il s’asseyait sur la chaise vide à côté du Dr Scheuer.

— C’est lui ? s’enquit le nouveau venu en jetant un coup d’œil vif au détective.

— Oui, Général, c’est notre Parsifal, dit doucement Gant. Mr. Steadman, permettez-moi de vous présenter le major général Cutbush, de l’US Air Force.

Ils n’étaient pas fous du tout, comprit soudain Steadman. Ils disposaient réellement du pouvoir et de l’influence nécessaires pour dominer la pensée d’une nation. Pendant toutes ces années, par le chantage, la menace ou des accords mutuels sur des positions racistes, ils avaient bâti une force assez considérable pour modeler l’opinion publique dans la direction qu’ils souhaitaient. Ils réalisaient le projet de Himmler, et toute cette dévotion surprenante à l’égard du nazi dérouta le détective. Comment un tel comportement pouvait-il être partagé par des personnalités aussi puissantes ? Brusquement, Steadman se sentit terrifié.

— Bon, Edward, j’ai accepté tout ce cérémonial parce que c’est lui qui le veut, grogna l’Américain, mais ça ne me plaît pas du tout. C’est trop... théâtral.

— Je comprends votre opinion, général, répondit Gant, mais il serait imprudent d’aller contre ses désirs maintenant...

— Peut-être. Mais ça ne me plaît toujours pas... Brannigan ! (Le major avança de trois pas et se mit au garde-à-vous.) Vous ne devriez pas vous trouver déjà sur le site de lancement ?

— Nous attendions votre arrivée, Sir. Je pars immédiatement.

Et il s’éloigna vers la porte d’un pas déterminé, le dos raide.

— Foutu guignol, marmonna Cutbush en attendant que la porte se referme. Très bien, allons-y.

Gant hocha la tête en direction de Griggs et de Booth, et ils immobilisèrent les bras de Steadman.

— L’heure est venue, Parsifal, déclara Gant en allant vers l’estrade.

Il ouvrit la mallette et y prit un long objet sombre. Le détective reconnut le fer de lance de Longinus, la sainte relique dont les pouvoirs légendaires avaient causé la mort de millions d’êtres humains et offert la gloire à quelques-uns. Le métal sombre ne luisait pas, à part l’anneau d’or, mais le tranchant paraissait toujours terriblement aigu. Gant le plaça sur la table, sa pointe aplatie tournée vers le détective.

Steadman regarda la relique et un tremblement le parcourut. C’était étrange mais il lui semblait qu’une force émanait du métal froid, une force qui lui perçait déjà le cœur. Et il sut alors que c’était le sort qu’on lui avait réservé : il devait périr d’un coup de lance. Gant réfuterait la légende de Parsifal en utilisant l’arme elle-même pour tuer son adversaire.

Il ferma les yeux mais l’image s’était imprimée dans son esprit : le triangle de métal affilé, le clou planté dans l’anneau percé, les petites croix gravées... Il essaya de chasser la vision de ses pensées, mais elle était partout : un objet sombre et maléfique, une forme de mort qui vibrait d’une énergie inconnue. Du sang tachait le métal...

— Vous sentez son pouvoir, Parsifal ?

Steadman ouvrit les yeux et contempla ce qui n’était plus qu’un vieux morceau de métal en forme de triangle allongé.

Il détacha son regard du fer de lance et le fixa sur Gant qui se penchait en avant. Ses yeux semblaient briller malgré la pénombre alentour.

— Connaissez-vous la légende de Parsifal par Wolfram von Eschenbach ? C’est elle qui a inspiré Wagner pour son opéra mystique. Parsifal était au service d’Amfortas, le roi mourant, et il voulait reconquérir la Lance de Longinus, ce symbole saint, pour son maître. Comme vous avez voulu le récupérer pour vos maîtres... les Juifs !

— C’est faux ! (Les mains affermirent leurs prises sur ses bras.) Ils voulaient que je retrouve leur agent, Baruch Kanaan. Vous le savez !

— Mensonges, Parsifal. Leur agent est venu pour voler la Lance. Il a échoué et ils vous ont envoyé.

Pourquoi Goldblatt ne lui avait-il rien dit de la Lance ? Alors qu’elle agonisait dans ses bras, Hannah lui avait dit de reprendre la Lance. Mais pourquoi ne le lui avaient-ils pas expliqué dès le début ? Pensaient-ils qu’en retrouvant Baruch ils pourraient retrouver la Lance ? Steadman sentit l’écœurement monter en lui. Ils l’avaient utilisé comme les Thulistes le faisaient maintenant. Depuis le début il avait été manipulé de tous côtés, les uns l’utilisant comme un levier pour mettre au jour un nid de serpents, les autres comme un acteur dans un rituel symbolique.

— Vous deviez me tuer, tout comme le Chevalier Parsifal devait tuer Klingsor qui détenait la Lance dans son château. Klingsor, le Magicien noir émasculé par le roi fou, comme je l’ai été par une bombe. Le Reichsführer m’a sauvé la vie et quand il a vu mes blessures il a compris que j’étais la réincarnation de Klingsor ! Et il a su que la Lance de Longinus devait me revenir.

Les épaules de Gant s’étaient curieusement crispées sous l’effet de la tension qui le possédait. Et, pour Steadman, c’était exactement cela : Gant avait l’air possédé. Soudain le ton du vendeur d’armes changea, et il se mit à parler comme s’il révélait à des amis sûrs un secret longtemps gardé :

— La légende n’était ni un mythe ni une prophétie. C’était un avertissement. Von Eschenbach était notre guide depuis son XIIIème siècle, il nous prévenait du désastre qui nous guettait si nous n’étions pas vigilants. Et il nous a prévenus de nouveau au bon moment pendant ce siècle, par l’intermédiaire de Richard Wagner !

— C’est du délire, Gant. Aucun de vous ne le comprend ? (Une note de désespoir était apparue dans la voix de Steadman.) Vous arrangez tout pour que ça cadre et que l’histoire se rejoue, mais je ne suis pas votre Parsifal et il n’est pas votre Klingsor ! La Lance n’a aucun pouvoir. Tout est dans son esprit névrosé !

Une main s’abattit sur sa bouche pour le bâillonner et ramena sa tête en arrière. Il se débattit mais Griggs le tenait fermement.

— Non, Mr. Steadman, tout ne se passe pas que dans mon esprit, dit Gant, soudain très calme. Nous sommes guidés par quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui vous connaît maintenant. Le même qui avait envoyé le tank à votre poursuite pour tester vos réactions et qui vous a rendu visite chez vous il y a deux nuits, mais qui a été dérangé par ce vieux juif trop curieux. Quelqu’un qui désire vous rencontrer de nouveau... (Gant eut un rire de gorge très bas.) Face à face...

Un silence lourd descendit sur la grande salle, et chacun remarqua les ombres légères qu’agitaient les flammes des bougies. Gant s’assit et les treize posèrent leurs mains, paume à plat sur la table, doigts écartés pour faire contact avec celles du voisin. Steadman les vit fermer les yeux et se concentrer. Pendant un moment, rien ne se passa, puis il eut l’impression très nette de brusquement faiblir, comme si on aspirait la force vitale de son corps. La main qui le bâillonnait se retira et il sentit plutôt qu’il ne vit les deux hommes reculer derrière lui. Il voulut se lever, mais en fut incapable. Une force invisible le maintenait sur sa chaise. Il ouvrit la bouche ; aucun son n’en sortit. Une atmosphère d’oppression s’était installée dans la salle, et il était comme écrasé par le phénomène. Il nota que plusieurs des treize s’étaient à moitié affaissés sur leur siège, la tête dodelinante. Celle du Dr Scheuer était complètement inclinée sur sa poitrine.

La salle et ses occupants paraissaient s’être figés. Les flammes des bougies n’ondulaient plus, et leur clarté avait diminué de moitié. La température chutait à une vitesse effrayante, et un froid malsain se plaqua à son corps. Il crut discerner une odeur écœurante dans l’air, et la salle devint un peu plus froide encore, et un peu plus sombre encore.

Steadman regardait fixement la pénombre derrière Gant et le Dr Scheuer, là où une forme lui avait semblé bouger. Du balcon, il avait remarqué l’escalier dans le coin reculé de la salle qui descendait jusqu’à une unique porte dont seule la moitié supérieure était visible. La forme sombre lui avait paru venir de là. Mais à présent il ne voyait plus rien et il se demanda si ce n’était pas un simple effet d’optique dû à la faiblesse de l’éclairage.

Un bourdonnement presque imperceptible parvint à ses oreilles et son attention fut attirée par la table. Certains des Thulistes penchaient dangereusement le buste vers le plateau, comme s’ils s’étaient endormis. Mais leurs doigts se touchaient toujours, secoués par un tremblement continu. Le regard de Steadman se posa sur l’objet effilé pointé vers lui, et il sut d’instinct qu’il était la source de cette vibration ténue. L’arme ancienne était immobile et pourtant on eût dit qu’elle tremblait d’une énergie intérieure. Quand il secoua la tête pour chasser l’engourdissement qui l’avait envahi, ce simple mouvement l’étourdit presque. Il savait que la vibration n’existait que dans son esprit, mais tout semblait prouver qu’elle prenait sa source dans le fer de lance. Ses forces l’abandonnèrent un peu plus et, pendant un instant, ses yeux roulèrent dans leur orbite. Il dut rassembler toute sa volonté pour les contrôler et les fixer sur le crâne penché du Dr Scheuer.

Steadman ne pouvait détacher son regard du vieil homme. Toute l’énergie présente dans la salle paraissait s’être condensée dans son corps débile. Ceux des Thulistes qui en étaient encore capables l’observaient également, leur torse oscillant doucement de faiblesse. Le détective luttait contre cette lassitude étrange, essayant de construire un mur entre lui et cette force qui sapait sa vitalité. Mais il lui était impossible de détourner son regard de la tête courbée du Dr Scheuer.

Il vit la silhouette frêle se redresser lentement, le visage émerger peu à peu de l’ombre, jusqu’au moment où les yeux rencontrèrent ceux du détective. Et quand la tête fut totalement droite et que le regard plongea dans le sien, Steadman sentit son sang se figer et les courts cheveux de sa nuque se dresser comme au contact d’une main glacée, car il contemplait le visage haineux du Reichsführer Heinrich Himmler.

La lance
titlepage.xhtml
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_000.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_001.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_002.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_003.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_004.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_005.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_006.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_007.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_008.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_009.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_010.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_011.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_012.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_013.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_014.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_015.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_016.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_017.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_018.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_019.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_020.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_021.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_022.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_023.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_024.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_025.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_026.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_027.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_028.htm
Herbert,James-La lance.(The Spear).(1978).French.ebook.Alexandriz_split_029.htm